Mercredi 24 juillet 1996

Déluge sur l’Est du Québec

Une catastrophe inévitable!

Un spécialiste de l’INRS-Eau tape sur les doigts de la Météo pour ses mauvaises prévisions, mais…

«Le Service météorologique d’Environnement Canada a commis une erreur. Vingt-quatre heures avant le début des précipitations jeudi, il avait prédit entre 50 et 75 millimètres de pluie sur la région du Saguenay. Il en est tombé trois fois plus, au bas mot 175 mm! Mais, même si les prévisions avaient été justes, seulement 10 % de la crue auraient pu être absorbés. C’est pourquoi je dis que c’est un acte de Dieu et qu’on ne pouvait rien faire. La crue aurait été moins forte, mais la catastrophe naturelle aurait eu lieu pareil.»

Professeur à l’INRS-Eau, le docteur Guy Morin ne peut s’empêcher de taper sur les doigts de la Météo. «En général, les prévisions du Bureau météorologique ne sont pas mauvaises. Elles sont même assez précises. Mais cette fois-ci, les météorologues ont manqué un petit peu, beaucoup, leur coup», constate l’hydrologiste qui enchaîne en expliquant que, de toute manière, le maximum d’eau qui aurait pu être évacué à l’avance si M. Météo avait vu juste était de 51 millions de mètres cubes par jour. Cela sur un volume total de la crue estimé à 500 millions de mètres cubes qui sont passés par la rivière Chicoutimi depuis le commencement des précipitations.

«Si on avait ouvert les vannes la veille du déluge, on aurait pu évacuer 10 % du volume de la crue. Mais on ne peut pas vider un lac au complet en une journée. On aurait causé une crue aussi importante que celle qu’on a connue, précise-t-il. On ne provoque pas une crue pour en éviter une plus tard. On ouvre les vannes pour abaisser le niveau d’eau en respectant la capacité de la rivière. Non pour vider un barrage en catastrophe.»

Dans l’hypothèse où le bassin du barrage du Portage-des-Roches avait été complètement vide au moment des pluies comme cela se produit généralement au printemps, le docteur Morin confirme qu’avec sa capacité de près de 400 millions de mètres cubes, il aurait pu absorber 80 % de la crue. «Mais le but d’un barrage n’est pas d’atténuer les crues, c’est d’emmagasiner de l’eau pour produire de l’électricité. Il y a un risque énorme à vider un barrage. Si l’erreur de la Météo se produit en sens inverse et que les pluies ne tombent pas, ce sont toutes les usines qui dépendent de la production hydroélectrique qui sont paralysées pendant des mois. C’est un dilemme.»

Pire sans le barrage

En ce qui a trait au barrage, le docteur Guy Morin est formel : l’ouvrage n’est pas responsable de cette crue-là et il n’y a pas eu mauvaise exploitation des installations à sa connaissance.

«Le barrage a diminué la pointe de la crue, soutient-il au contraire. Un barrage, dans la mesure où il est bien géré, c’est un atout sur la plupart des rivières. Ça permet d’emmagasiner l’eau et de ralentir le débit. Sans barrage sur le lac Kénogami, ç’aurait été pire! La crue aurait été plus forte que ce qu’on a connu.»

L’hydrologiste va plus loin et déclare que si le barrage du Portage-des-Roches n’a retenu qu’un million de mètres cubes, c’est autant de gagné. «Le seul danger d’un barrage, c’est quand il cède, note-t-il. La plupart du temps, le barrage atténue les crues.»

Inutile de chercher de midi à 14 heures, le grand coupable, c’est le dieu de la pluie. «C’est la quantité extrême d’eau qui s’est abattue sur la région du Saguenay depuis vendredi qui est en cause, insiste le scientifique. Cent cinquante ou 175 millimètres d’eau en 24 heures sur un bassin versant, ça ne s’est pas produit souvent au Québec. C’est ça la catastrophe naturelle.»

À Environnement-Québec, gestionnaire du barrage sur le lac Kénogami, le porte-parole Réjean Langlois parle, lui, de plus de 200 mm d’eau en moins de 40 heures. «Nous avons ouvert les vannes dès l’annonce de pluies abondantes, précise-t-il. Entre 15 h vendredi et 5 h samedi matin, nous sommes intervenus à quatre reprises pour diminuer le niveau du lac. Nous n’avons rien négligé et pris toutes les mesures en temps opportun.»

Sans vouloir semer la panique, le professeur Morin dit que là, on est entré dans la décrue, mais qu’avec de nouvelles précipitations, le niveau de la rivière peut remonter et une deuxième pointe se produire. Mais les 20 ou 30 mm annoncés sur le Saguenay sont une ondée à côté des 150 ou 200 millimètres reçus. «Vingt millimètres, c’est fréquent, commente le docteur Guy Morin. Mais s’il devait en tomber à nouveau 150, ce serait plus grave que la première fois parce que le sol est saturé d’eau.»

Rappelons que la crue maximale observée sur la rivière Chicoutimi remonte à 1942. Le débit avait alors atteint 631 mètres cubes par seconde. «Cette fois-ci, c’est deux ou trois fois la crue de 1942», laisse tomber le professeur d’hydrologie.

Après cette «crue de 10 000 ans», le Saguenay n’est pas à l’abri d’une crue de récurrence. «Dix mille ans, c’est une moyenne, remarque le scientifique. Elle peut ne jamais se produire en 10 000 ans ou se produire deux années consécutives sur 10 millions d’années. Le Saguenay peut vivre 50 000 ans sans nouvelles crues ou en connaître une deuxième l’an prochain.»

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